Un nouvel élan à l’international et un regain d’intérêt pour les énergies pilotables et décarbonées marquent la fin de « l’hiver du nucléaire ».
Sans la contribution de l’atome, il sera difficile de se passer des énergies fossiles et de limiter le réchauffement climatique.
Dans une Europe dynamisée par une nouvelle Alliance, mais freinée par l’Energiewende, la France et le Royaume-Uni ambitionnent de développer un mix énergétique équilibré et porté par le Groupe EDF.
Les réformes visent à améliorer la performance de nos systèmes de production nucléaire, elles doivent préserver la sûreté. La simplification attendue par tous impose à chacun exigence et rigueur dans ses comportements.
L’actualité nucléaire est riche tant sur la scène internationale qu’européenne et domestique. Elle confirme le retour en grâce d’une énergie décarbonée dans les politiques énergétiques des pays industrialisés et en développement.
Cette répétition de l’Histoire, ce revirement dans un contexte nouveau de lutte contre le réchauffement climatique, n’est pas sans rappeler le discours Atoms for Peace du président Eisenhower aux Nations Unies, voilà 70 ans. Promouvant une désescalade de l’armement nucléaire dans un monde bipolaire, il proposait la création d’une agence internationale pour l’énergie atomique (l’AIEA verra le jour quatre ans plus tard), destinée à développer le nucléaire civil à des fins pacifiques.
Confrontés au dérèglement climatique (cf. chapitre 6), à la crise énergétique, au besoin d’énergie indispensable au développement, les pays devront miser sur un mix pilotable et décarboné. Dans ce cadre, le nucléaire, associé à une part d’énergies renouvelables, est une solution, voire la solution concluent les grands organismes tels l’Agence internationale de l’énergie (AIE), l’AIEA, le Groupe intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC). Selon le rapport de l’AIE A new dawn for nuclear, « l’énergie nucléaire joue un rôle important dans une voie mondiale sûre vers le zéro carbone ; elle doublera en 2050 dans le Net Zero Emission ». Et lors de la COP28, 22 pays représentant plus de 40% du PIB mondial ont signé l’engagement de tripler la production d’énergie nucléaire en 2050 et d’assurer l’accès à l’énergie pour tous. La Chine, l’Inde et la Russie ne comptent pas parmi les signataires. La déclaration finale de la COP28 cite pour la première fois l’énergie nucléaire et invite à une « transition hors des énergies fossiles, d’une manière juste, ordonnée et équitable de façon à atteindre la neutralité carbone vers 2050, comme préconisé par la science », malgré la pression mise par les 13 pays membres de l’OPEP craignant « de mettre en danger la prospérité et l’avenir de leurs peuples ».
La Chine, plus soucieuse de développement que de décarbonation, déploie son plan nucléaire à un rythme toujours très soutenu : 57 GWe sont désormais fournis par 54 unités en service et 26 unités en construction devraient en rajouter 29 GWe. En passe de devenir le 1er exploitant nucléaire mondial, elle profite de ses vastes étendues désertes, que n’ont pas les pays contraints par les surfaces arables, les espaces urbanisés ou les espaces naturels, pour développer projets solaires, éoliens et hydroélectriques. Pharaoniques, certains sont générateurs de tensions frontalières avec le rival indien.
Au sortir de la 2nde Guerre mondiale, le nucléaire est considéré comme l’énergie du futur. L’AIEA assume six missions dont celle d’établir des normes de sûreté nucléaire. Après l’accident de Tchernobyl en 1986, les exploitants nucléaires du monde entier reconnaissent qu’ils doivent travailler ensemble afin d’améliorer la sûreté et fondent l’association mondiale des exploitants nucléaires (WANO, World Association of Nuclear Operators).
Qui aurait pu imaginer, trente ans après la chute du mur de Berlin, qu’un conflit aux frontières de l’Europe pourrait, en plus du spectre de l’arme nucléaire, mettre en cause la sûreté nucléaire comme instrument de rivalité ? Ainsi, en 2022, la centrale de Zaporijia a été l’objet du premier chantage à la sûreté nucléaire, avec des bombardements pouvant porter atteinte au confinement et aux sources électriques indépendantes. En 2023, c’est au tour de sa source froide d’être menacée après la destruction du barrage de Kakhovka sur le Dniepr. En cas de perte totale de débit du fleuve, l’évacuation de la faible puissance résiduelle des six réacteurs à l’arrêt depuis plusieurs mois restait assurée par des bassins de secours et d’ultime secours. Les inspecteurs de l’AIEA ont pu s’assurer de manière indépendante « qu’il n’y avait pas de risque immédiat pour la sûreté nucléaire ». Quels qu’en soient les auteurs, cette agression doit conduire la communauté internationale à réfléchir sur les principes d’intangibilité de la sûreté nucléaire en cas de conflit, fondés sur « les sept piliers » jugés indispensables par l’AIEA.
Il est donc fondamental de s’assurer que les accords internationaux et les partenariats construits pendant la guerre froide en matière de sûreté survivront aux évolutions politiques, diplomatiques et aux règles américaines du contrôle d’exportation. Nouveau compétiteur majeur, la Chine promeut le nucléaire pour ses investissements à l’international sur ses nouvelles routes de la soie avec des projets de construction notamment en Arabie saoudite, voire en Turquie. Après la réouverture du pays en début d’année, elle revêt l’habit de leader et anime de nombreux forums sous l’égide de l’AIEA : SMR (Small Modular Reactor), retraitement des combustibles usés, etc.
Tous les exploitants doivent donc conserver entre eux des relations étroites et des échanges confiants. En marginaliser ou en ostraciser certains est un risque pour la sûreté nucléaire, donc pour l’ensemble de la communauté internationale.
Si l’énergie nucléaire a désormais la faveur d’un grand nombre de pays, ceux-ci doivent bâtir une doctrine donnant la priorité absolue à la sûreté dans le respect des normes internationales et sous le contrôle d’organismes indépendants. Le modèle français peut servir légitimement de référence, sauf à le complexifier à l’excès alors que d’autres grands exploitants ont engagé des démarches de simplification de leurs référentiels.
Pour poursuivre cette rétrospective du nucléaire, les pays européens des Trente Glorieuses étaient préoccupés par leur approvisionnement en énergie. Dans les années 50, la Communauté européenne (Allemagne, Belgique, France, Italie, Luxembourg et Pays-Bas) lance deux projets, la CECA pour le charbon et l’acier puis la CEEA (ou Euratom). Elle pressent que « l’énergie nucléaire constitue la ressource essentielle qui assurera le développement et le renouvellement des productions et permettra le progrès des œuvres de paix ».
Nous avons manifestement la mémoire courte, ou sélective. Malgré la crise de Suez en 1956 et surtout après deux chocs pétroliers (guerre du Kippour de 1973, révolution islamique de 1979 en Iran), les idéologies sont plus puissantes que les faits. Le débat phobique autour de la sortie du nucléaire conduit à substituer à l’hégémonie de l’or noir, soit l’exploitation des deux autres combustibles fossiles, charbon et gaz naturel (à eux trois, ils fournissent environ 80 % de l’énergie mondiale), soit le mirage des ENR (énergies nouvelles renouvelables) qui ne peuvent pas satisfaire à elles seules, en l’absence de solution de stockage, des besoins énergétiques croissants.
Les ambitions du traité Euratom, toujours en vigueur, auront été vaincues par les réticences de certains États fondateurs, la faiblesse des moyens mis en œuvre et des blocages institutionnels. L’adversaire majeur du nucléaire en Europe reste une Allemagne visionnaire qui a préféré, pour des raisons idéologiques et économiques, une totale dépendance au gaz russe bon marché et qui est désormais contrainte à l’exploitation du lignite comme palliatif de l’inconstance éolienne et de la fugacité solaire… malgré des investissements colossaux. Les Allemands se trouvent confrontés à un triple constat : un scénario économique des plus sombres, un statut d’importateur net d’électricité (un tiers provient du nucléaire, en grande partie français) et une place de plus gros émetteur de CO2 de l’Union européenne (en hausse de 8 % en 2022).
La France n’a pas davantage de pétrole ou de gaz qu’en 1974, mais elle continue d’avoir des idées ! Ainsi a-t-elle pris l’initiative de l’Alliance du nucléaire. Celle-ci a rassemblé à Paris, en mai 2023, quatorze pays partisans de l’énergie nucléaire (Belgique, Bulgarie, Croatie, Estonie, Finlande, France, Hongrie, Pays-Bas, Pologne, Roumanie, Slovénie, Slovaquie, Suède et Tchéquie) avec l’Italie comme observateur et le Royaume-Uni en invité. Ce front uni promeut une véritable relance du nucléaire en Europe. L’Alliance appelle au respect du principe de neutralité technologique et à l’intégration de l’atome dans les mécanismes de financement des énergies décarbonées alors que plusieurs pays, dont l’Allemagne, l’Autriche et le Luxembourg, cherchent à l’en exclure.
Si la sûreté nucléaire n’a pas de prix, elle a un coût. Une mise en commun, au niveau européen, permet des économies d’échelle dans ce secteur qui nécessite de gros investissements. L’Alliance estime que, d’ici à 2050, l’énergie nucléaire pourrait fournir jusqu’à 150 GWe, à condition de poursuivre l’exploitation des installations existantes, de construire 30 à 45 nouveaux grands réacteurs et de développer des petits réacteurs modulaires (SMR). Le déploiement de ces derniers a obtenu le soutien de la Commission européenne. La filière prévoit 300 000 emplois directs et indirects, dont 200 000 qualifiés, et 450 000 recrutements.
Notre voisin belge a changé de politique et prolonge de dix ans l’exploitation de deux de ses réacteurs dont l’arrêt était prévu en 2025. Des constructions sont en cours, ou en projet, dans neuf États membres, en Finlande (mise en service industriel, depuis avril 2023, d’Olkiluoto 3), en France (prolongation du parc et programme de six à quatorze EPR2), Tchéquie et Slovénie (offres françaises EPR 1 200), Pologne (six réacteurs ou plus), Pays-Bas (deux unités), Slovaquie, Hongrie, Bulgarie, Lituanie et Roumanie. La Suède a abandonné l’objectif du 100 % renouvelables pour le 100 % bas carbone. Au Royaume-Uni, le Great British Nuclear est un programme nucléaire ambitieux avec 24 GWe d’ici à 2050. Le gouvernement britannique a décidé, fin 2022, de devenir actionnaire à 50 % du projet EPR de Sizewell C, étape importante vers la décision finale d’investissement (cf. chapitre 4).
Le PDG d’EDF, M. Luc Rémont a proposé de miser sur cette communauté de l’EPR (European pressurized reactor) lui conférant toute sa légitimité étymologique : « désormais seul vendeur et constructeur de technologie nucléaire de 3e génération en Europe,… le partenariat européen stratégique et industriel de long terme que nous proposons constituera un précédent pour notre continent et pourra devenir le pivot d’une industrie nucléaire européenne davantage résiliente et indépendante ». Mais la concurrence avec les États-Unis, et leurs affidés, sera rude…
Après l’impulsion revigorante du discours du président de la République à Belfort en février 2022, la stratégie française pour l’énergie et le climat de novembre 2023 confirme et précise les grands choix énergétiques de la France. L’année 2023 restera, à bien des égards l’année de constitution d’une boîte à outils qui devra montrer son efficacité dans la durée.
Pour citer Edgar Morin, « le désordre est normal dans les systèmes complexes, mais il détient la source d’un nouvel ordre ». Après des années de stagnation, la France est confrontée à un triple défi : la prolongation du parc existant, la construction de nouveaux EPR et le développement de petits réacteurs. Et il ne faut pas négliger le moyen-long terme qui nécessite ressources financières et humaines, expertise et volonté, au profit des réacteurs de 4e génération, de ceux dédiés à la recherche, de la fusion nucléaire et de la R&D nécessaire à l’amélioration continue, gage de sûreté.
La Délégation interministérielle au nouveau nucléaire (DINN) monte en puissance son action pour la coordination des procédures d’autorisation administrative et de consultation du public est appréciée.
La loi du 22 juin 2023 relative à l’accélération des procédures concerne la construction de réacteurs EPR2. Le texte actualise la planification énergétique en supprimant la réduction à 50 % du nucléaire dans le mix électrique, à l’horizon 2035, et le plafonnement de la capacité nucléaire à 63,2 GWe ; la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) 2024-2030 devra être révisée en conséquence. Les procédures sont simplifiées et des ajouts sur la sûreté et la sécurité complètent le texte.
La Commission d’enquête parlementaire visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d’indépendance énergétique de la France a rendu, fin mars 2023, un rapport d’une grande richesse.
Ce document montre comment moins de trente ans auront suffi à saborder une politique de temps long et un pan de souveraineté.
Trente propositions sont formulées, dont celle qui, tout en reconnaissant le sérieux et l’exigence de l’expertise française, préconise « d’assurer une montée en puissance des effectifs salariés de la sûreté nucléaire et d’en optimiser l’organisation administrative […] afin d’assumer la charge nouvelle liée à la relance du nucléaire » et « d’optimiser les processus et le libre pilotage des moyens ».
Le rapport de juillet de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPESCT) sur les conséquences d’une éventuelle réorganisation de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) et de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) recommande de renforcer et de « regrouper les moyens humains et financiers actuellement alloués au contrôle, à l’expertise et à la recherche en sûreté nucléaire et en radioprotection, afin que ceux-ci relèvent à l’avenir d’une structure unique et indépendante ». Un projet de loi, soumis à concertation, reprend ces propositions entérinées sur le principe par le président de la République en Conseil de politique nucléaire (CPN). La séquence expertise, recommandation, décision continuerait d’être parfaitement respectée et resterait aussi lisible pour les observateurs avertis comme pour le grand public. Le collège décisionnaire fonctionne déjà, au sein de l’ASN, de manière autonome par rapport aux services d’instruction et d’expertise.
En avril, le Groupement des industriels français de l’énergie nucléaire (GIFEN) a présenté le programme Match, outil de pilotage de l’adéquation entre capacités et besoins. La relance du nucléaire est à la fois un défi quantitatif et qualitatif en matière de compétences. Vingt segments d’activités industrielles (ingénierie, génie civil, chaudronnerie, soudage, etc.), environ quatre-vingts métiers et 220 000 emplois sont concernés. Le besoin est d’environ 100 000 recrutements sur dix ans.
France et Royaume-Uni sont confrontés aux mêmes défis : redonner ses lettres de noblesse à une filière trop longtemps mise au ban des formations scientifiques et techniques et promouvoir la mixité des carrières et des métiers du nucléaire. La compétition sera rude avec les autres secteurs concernés par la politique gouvernementale de réindustrialisation et la filière devra démontrer son attractivité et sa capacité à fidéliser les hommes et les femmes qui la rejoindront.
Enfin dans son bilan prévisionnel 2023-2035 actualisé en septembre, RTE éclaire les défis de la bascule vers une société décarbonée et étudie trois scénarios possibles. Le premier vise à l’atteinte des objectifs de décarbonation entre 2030 et 2035 grâce à une électrification renforcée et table sur une consommation en notable augmentation (entre 580 et 640 TWh/an en 2035 au lieu de 460 TWh en 2022, soit +33 % en moyenne). Quatre leviers sont identifiés dont « aucun ne peut être abandonné » : deux par des économies générées par la sobriété ou l’efficacité énergétique ; deux autres par une plus grande production, en améliorant la disponibilité du nucléaire et en accélérant les énergies renouvelables. Le système aura besoin de « flexibilités » en développant de façon prioritaire la modulation de la demande et les batteries (cf. chapitre 9).
L’occasion m’est offerte de rappeler ce qui peut paraître un truisme aux lecteurs avertis du rapport de l’IGSNR : la responsabilité première de la sûreté nucléaire incombe à l’exploitant. Il doit rester force de proposition, valoriser ainsi sa R&D et son ingénierie, de très haut niveau, bien dimensionnées et dotées. L’ingénierie de conception gagnerait cependant à se rapprocher très en amont des besoins et des réalités de l’exploitation afin de la simplifier et de la rendre plus sûre. C’est un des attendus de la réorganisation actuelle du Groupe EDF.
L’indépendance de l’autorité de contrôle s’affirme dans le cadre d’échanges qui permettent l’exercice des responsabilités de chacun. La transparence de l’instruction des dossiers et des éléments de la décision est fondamentale, à la condition que la séquence confrontation des avis techniques puis information publique soit bien ordonnée. Le débat d’experts doit conserver la sérénité, la rationalité et la liberté qu’une communication trop précoce pourrait contraindre, voire figer.
Il ne s’agit pas d’opposer sûreté nucléaire et sécurité d’approvisionnement électrique. Une juste répartition des rôles entre acteurs de la sûreté est fondamentale à tous les échelons de chacune de nos organisations. Je vois un double risque dans la relation aujourd’hui entretenue par les sites et l’ingénierie avec les services de l’ASN et de l’IRSN : soit l’exploitant bride sa réflexion sur la sûreté et attend les injonctions du contrôleur, soit il tombe dans l’excès inverse et en oublie de préserver le « caractère exploitable » des installations. En se préoccupant davantage d’une vision administrative de la sûreté, il risque de perdre le sens des réalités de terrain. Cette débauche d’énergie et de moyens peut, à ressources humaines et financières finies, faire négliger une part de l’entretien patrimonial.
Le système gagnera en confiance réciproque et la transparence des décisions en sera renforcée lorsque l’expression de besoin argumentée de l’exploitant sera confrontée à l’expertise technique de l’autorité de contrôle, étayée par la balance entre gains de sûreté technologique et prise en compte des facteurs humains et organisationnels (cf. chapitre 5).
Le système de contrôle et d’expertise entre aujourd’hui dans une ère nouvelle. Il devra plus que jamais favoriser le dialogue technique entre autorité et exploitant afin de raisonnablement concilier sûreté nucléaire et nouveaux enjeux industriels en toute transparence.
Afin d’améliorer la sûreté, l’ingénierie a développé des systèmes qui font légitimement appel à des technologies de plus en plus sophistiquées et complexes. L’exemple de l’industrie aéronautique devrait inspirer l’industrie nucléaire. La sophistication du cœur électronique d’un avion de combat à commandes électriques, aérodynamiquement instable par nature, facilite le pilotage avec une maniabilité et une sûreté améliorées. Cette complexité de conception libère le pilote qui peut davantage se consacrer au système d’armes. Sûreté et performance ont bénéficié de simplifications grâce à la maîtrise industrielle des systèmes complexes.
Par conception, nos réacteurs sont « neutroniquement » stables mais je crains que les innovations et modifications pour améliorer leur sûreté tendent à complexifier leur exploitation. Les programmes de visites décennales sont de plus en plus chargés et les modifications ne peuvent plus être effectuées dans un arrêt de durée raisonnable ni être assimilées par les opérateurs. Cela conduit à des travaux lourds alors que le réacteur est en production, et à leur allotissement sur plusieurs cycles qui place les installations dans un état de chantier permanent, facteur d’instabilité et source d’épuisement pour les équipes.
Je ne suis pas certain que la sûreté d’exploitation y gagne. Le pire serait de véhiculer l’image d’une sûreté qui ne reposerait plus que sur l’assurance apportée par la complexité des modifications et les investissements consentis. La citation extraite de l’ouvrage Haute Tension de Marcel Boiteux me semble bien résumer ce risque « mieux vaut un système imparfait qui mobilise ses inventeurs qu’un système parfait, venu d’en haut, qui ne requiert plus que de l’obéissance ». Une banalisation des risques est de nature à démobiliser les opérateurs de terrain s’ils voient leur rôle dévalorisé. Leadership et exemplarité, adhésion et implication individuelles, responsabilité collective, intelligence de situation sont d’indispensables facteurs qui doivent venir compléter la sûreté et la fiabilité du design (cf. chapitre 2). L’autorité de contrôle jouant, au besoin, le rôle d’aiguillon.
Le traitement de dossiers de plus en plus nombreux avec les nouveaux projets légitimera l’attribution de moyens supplémentaires au profit de l’autorité de contrôle. Mais seules les nouvelles exigences relevant du « juste nécessaire » doivent être imposées à des exploitants déjà sous la vague d’interrogations foisonnantes.
Notre Groupe doit veiller à mieux standardiser les équipements et maîtriser le suivi de configuration des installations. L’enjeu est d’obtenir une chaîne logistique performante et une homogénéisation des organisations entre réacteurs d’un même palier, voire d’un même site. A l’instar de la politique du nouveau nucléaire britannique, les gains d’une réplication des réacteurs, au moins de six premières unités EPR2, en seront la première expression.
Enfin les questions de régulation du prix de l’électricité, où comme disait Marcel Boiteux « les horloges sont faites pour dire l’heure, les tarifs pour dire les coûts », sont capitales pour l’avenir de notre Groupe. Rendre sa marge à EDF permet, tout en garantissant les moyens d’une sûreté exemplaire, de préserver l’existant, d’investir dans le futur proche et renouveler le parc. Le dispositif retenu doit être vertueux et suffisamment responsabilisant pour que le Groupe, soumis à l’obligation de performance, puisse réaliser son programme industriel d’ampleur.
Le Groupe s’est engagé dans une réorganisation et dans un programme d’excellence opérationnelle avec l’ambition de relever sa trajectoire financière, notamment en augmentant sa production. Quatre chantiers impliquent l’ensemble des métiers : temps métal, numérique, compétences, performance opérationnelle.
Toutes les entités du Groupe, quand bien même leurs activités ne relèvent pas du domaine nucléaire, n’auraient qu’à gagner à s’imprégner de la culture de sûreté. Après s’être assuré que conception, matériels et procédures sont à la hauteur des risques et des exigences, il est prouvé par l’expérience que c’est surtout au travers du fonctionnement de l’ensemble humain que se crée, ou non, la performance. Il revient toujours à l’opérateur, à l’ingénieur, de produire en ayant conscience des risques et en les maîtrisant. La culture de sûreté fixe un niveau d’exigence et une responsabilité d’exploitant fondée sur des compétences. Enfin, si elle repose sur des règles établies et sur des structures définies, elle ne prend corps que si elle est portée par la motivation et l’implication de l’ensemble des acteurs. La fierté de servir n’est pas le dernier des moteurs de la performance.
« Ce n’est pas parce que les choses sont difficiles que nous n’osons pas ! C’est parce que nous n’osons pas qu’elles sont difficiles. » (Sénèque). En mettant le métier au-dessus des processus, en se formant et s’entraînant afin de « faire bien du premier coup », en bénéficiant d’outils numériques, sans en être esclave, la confiance se crée, l’envie de progresser naît et la performance suit.
Cela nécessite une implication du management, l’acceptation de son autorité exigeante et bienveillante (dans cet ordre…), la compétence de chacun, fruit d’une formation rigoureuse et d’une expérience accumulée, et une valeur de responsabilité individuelle et collective.
La culture de sûreté est un état d’esprit qui procure une force morale, valorise l’initiative et la prise de décision au-delà du simple respect des prescriptions. C’est notre meilleure ligne de défense en profondeur. Elle oblige chacun à mobiliser son intelligence, à faire preuve de rigueur dans la préparation et la mise en œuvre de ses actions, à manifester de l’humilité en sachant s’interroger ou se remettre en cause. Elle conduit à partager les bonnes pratiques et à transmettre les savoir-faire par le compagnonnage ou l’apprentissage.
Si nos organisations sont complexes c’est que nous préférons construire des cloisons plutôt que des passerelles. Notre entreprise doit simplifier ses procédures et ses systèmes hiérarchiques et partager l’information dans une logique d’accès à « tout sauf » et non à « rien sauf » : le gain de temps et d’efficacité est indéniable pour tout le monde.
Pour améliorer la sûreté, l’ingénierie doit faire en sorte que ce qui est complexe à concevoir ne soit pas compliqué à exploiter. L’adaptation de nos systèmes à l’opérateur doit bénéficier de ses immenses capacités d’innovation.
Le partage d’expérience, la mobilité entre ingénierie de conception et exploitation, les échanges avec l’autorité de contrôle ou avec l’industrie sont, par une meilleure connaissance mutuelle, des remèdes efficaces à la complexification naturelle.
Ainsi la revue internationale menée sur la CSC en octobre 2022 et le récent séminaire international sur l’exploitation post 60 ans, qui a réuni plus de 250 personnes dont 70 experts étrangers, sont des bonnes applications du principe selon lequel « on n’a jamais raison tout seul ».
Les échanges in situ entre concepteur, exploitant et contrôleur sont riches d’enseignements et lèvent les préjugés. Une visite technique comme une observation des comportements sur le terrain restent des façons complémentaires et indispensables d’apprécier la pertinence d’une modification ou le niveau de sûreté d’une organisation, bien au- delà d‘une étude sur plan ou de l’analyse d’une batterie d’indicateurs (cf. chapitre 3).
Ces constats sont largement partagés par tous les exploitants nucléaires. J’encourage Britanniques et Français à continuer à se rapprocher et à valoriser leurs interactions avec des pairs, notamment via WANO. Échanges sur le leadership entre la DPN et Nuclear Operations, généralisation des joint peer reviews entre l’Inspection nucléaire d’EDF et WANO, exploitation des recommandations de la corporate peer review sont autant d’occasions de profiter d’autres expériences et de se découvrir à travers un autre prisme, avec humilité et réalisme.
Il est préférable de fixer deux ou trois priorités pour susciter l’engagement et l’adhésion. Les plans doivent être moins nombreux, plus centrés sur le leadership et l’amélioration des comportements et leur efficacité mesurée sur des intervalles de temps courts. Des actions priorisées et des gains rapides, définitifs, valent mieux qu’embrasser large sur le temps long.
Tout en étant conscient que le risque zéro n’existe pas, la maîtrise du risque reste une exigence qui requiert l’expertise scientifique et technique des professionnels de la filière. Chacun doit bénéficier d’une formation initiale de qualité, d’un entraînement régulier et exigeant, de débriefings sans concession mais bienveillants (cf. chapitre 8).
Le leadership s’appuie sur le tandem puissant de l’exigence et de la rigueur. Par une stimulation constante des intelligences, l’exigence assure le niveau de compétence, tandis que la rigueur garantit la précision et la discipline dans l’accomplissement des tâches, avec ou sans procédures.
Fiabiliser les équipements, en faciliter la maintenance, perfectionner l’interface homme machine et la documentation d’exploitation, soulagent la charge et libèrent du temps. La réflexion et la préparation, gages de sérénité dans l’action, s’en trouvent favorisées pour toujours améliorer la sûreté.
La reconquête de la performance du parc est un travail quotidien, qui se fait en équipe, avec nos partenaires. La condition principale reste la juste répartition des rôles de chacun des acteurs, conscients de leurs responsabilités, forts de leurs compétences et fiers de leur performance.
Il nous faut rêver ensemble aux succès futurs face aux nombreux défis que l’entreprise devra relever. Les résultats de cette année sont de nature à nous rendre optimistes d’un côté et de l’autre de ce petit bras de mer qui relie la France au Royaume-Uni.