Le combustible est un domaine de grande technicité et d’excellence.
En exploitation comme en ingénierie, la maîtrise de la réactivité est la première des fonctions de sûreté.
Au fil du temps, les problèmes technologiques ont été résolus et les combustibles ont gagné en marges de sûreté.
Les matériels de manutention connaissent des problèmes de fiabilité et d’obsolescence.
Siège de la fission et de la densité de puissance propres au nucléaire, le combustible forme le cœur du réacteur. Sa conception, sa fabrication et son exploitation exigent une expertise de pointe.
Parce que la réaction en chaîne est l’essence du nucléaire et que son potentiel énergétique est considérable, la maîtrise de la réactivité est la première des fonctions de sûreté.
L’accent sur la maîtrise de la réactivité s’est accru depuis deux ans. En France, les ingénieurs d’exploitation cœur combustible (IECC) pilotent les plans de progrès des CNPE. Des incidents se produisent néanmoins : il faut maintenir l’effort de compétence et de rigueur. Par exemple, j’estime que les dilutions et manœuvres manuelles de grappes de commande, même minimes, doivent faire l’objet d’une surveillance, d’une communication sécurisée ou d’un contrôle croisé systématiques, comme je l’ai vu au Royaume-Uni. Des incidents en France et au Royaume-Uni rappellent aussi l’exigence de strict contrôle des teneurs en bore et des sources d’eau pure ou froide, à l’arrêt.
L’opérateur injecte du bore dans le circuit primaire. Il n’appuie pas suffisamment sur le bouton d’arrêt de la platine de réglage et il est injecté en six minutes environ 1 100 litres de bore au lieu de 30 litres. De plus, se rendant compte de la borication excessive, l’opérateur lance une dilution « réflexe », sans calcul préalable et seul. La puissance du réacteur est passée de 8,5 % à 0,07 % de la puissance nominale.
Au Royaume-Uni, le Nuclear Safety Group (NSG) est solide et proche des équipes de conduite. A Torness et Heysham 2, le chargement des réacteurs à l’arrêt et dépressurisés, et non plus en continu, modifie le pilotage car le cœur présente après rechargement une plus grande réactivité. Ce changement est, à ce jour, bien maîtrisé. Les indicateurs et comités de ce domaine n’ayant pas varié depuis plusieurs années, Nuclear Operations les réexamine afin d’en retrouver l’efficacité : je suivrai cette initiative avec intérêt car certains événements demandent un retour d’expérience.
Explorer des voies de progrès doit aussi être un objectif de l’ingénierie. Pouvoir refroidir le réacteur, après un arrêt automatique, sans risquer de rediverger même en l’absence d’injection active de bore, contribuerait à une sûreté plus intrinsèque. Le comportement réel du réacteur pourrait, dans ce cadre, être examiné en levant des conservatismes. Après les progrès des vingt dernières années, il convient aussi d’approfondir les voies de prévention des risques d’injection de bouchon d’eau dans le cœur (par exemple par un démarrage lent des pompes primaires).
Le combustible doit résister aux sollicitations hydrauliques, thermiques et mécaniques en fonctionnement normal et en situation accidentelle. Le comportement de la gaine reste au centre des études de physique, de matériaux et d’accident.
J’ai rencontré les principaux acteurs du combustible du Groupe : R&D, Direction technique, GECC (Groupe d’exploitation cœur combustible), Division combustible nucléaire DCN, Framatome, IECC, NSG, les services du combustible et de la fuel route. L’expertise, les parcours professionnels et le réseau demeurent solides. Les responsabilités, les cycles de formation et les habilitations sont clairs. Il faut éviter que la surcharge en ingénierie ne freine les mobilités au détriment des parcours intégrés. En vue du développement d’un parc britannique de REP, il serait utile d’associer Nuclear Operations à certaines réunions et instances françaises.
Les équipes reconnaissent le professionnalisme des relations et la qualité des échanges techniques avec Framatome, à la fois fournisseur et filiale. Mais le volet contractuel ralentit parfois l’information et la confiance peut s’en ressentir. J’ai visité l’ingénierie de Framatome Fuel et l’usine de Romans-sur-Isère. Les compétences, la stratégie produit et l’envergure internationale m’ont marqué. L’investissement dans la mise à niveau des usines, qui était nécessaire, est visible.
La R&D possède aux Renardières des moyens d’essais qui couplent de manière remarquable expérimentation et modélisation. Au plan national, l’investissement de la puissance publique dans les boucles et réacteurs de recherche demeure indispensable et c’est la mission régalienne du CEA, Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives, que d’assurer l’infrastructure scientifique amont du secteur nucléaire.
Le combustible des réacteurs REP n’a jamais été aussi fiable qu’en 2023 : seuls deux assemblages combustibles (AC) déchargés étaient inétanches, soit un taux de défaillance de 0,032 %. Cette performance historique résulte de l’optimisation des produits, par Framatome et Westinghouse, et du progrès de leur exploitation, dont la prévention des corps migrants. Au Royaume-Uni, le REP Sizewell B n’a détecté aucun défaut d’étanchéité depuis une quinzaine d’années (en France, environ un tiers des réacteurs est dans ce cas depuis une dizaine d’années au moins).
Des problèmes technologiques ont affecté le combustible : fretting, petits percements précoces, CRUDs, corrosion de gaines, rupture de ressorts de grilles par corrosion sous contrainte (CSC), inétanchéité de soudures, déformations d’AC, remontée de flux en extrémité de colonne fissile de crayons de MOX (mélange d’oxydes d’uranium et de plutonium), etc. Échelonnés dans le temps, sans conséquence sérieuse sur la sûreté, ils ont été résolus au fur et à mesure. Le plus récent concerne une corrosion des gaines en alliage M5 (qui avait affecté des réacteurs étrangers et dont le retour d’expérience a été insuffisamment pris en compte, (cf. rapport 2021). Une augmentation de la teneur en fer semble y remédier et s’applique aux nouvelles fabrications, même si les mécanismes fins restent à comprendre. Les examens ayant confirmé que cette corrosion n’engendre que peu d’hydruration qui fragilise la gaine, ses conséquences sur la sûreté restent limitées. Il faut aussi continuer à solder le retour d’expérience de l’EPR de Taishan (cf. chapitre 4).
Depuis 50 ans, le combustible est dans sa conception générale le même et pourtant il a changé :
Les évolutions technologiques ont ainsi fait gagner de réelles marges de sûreté physiques.
Un assemblage de combustible est formé de crayons et d’un squelette. Le squelette maintient les crayons, optimise le refroidissement (les grilles mélangent les veines d’eau) et guide le mouvement des grappes de commande (elles coulissent dans les tubes guides).
Les crayons contiennent les pastilles de combustible et leur gaine forme la première barrière de confinement. Les pastilles sont constituées d’environ 7 grammes d’une céramique d’oxyde d’uranium enrichi, à quelques pourcents, en U235 ou en plutonium (MOX). Une pastille produit autant d’énergie qu’une tonne de charbon.
Les objectifs de sûreté sont de prévenir la fusion de pastilles, de maintenir l’intégrité des gaines et de garantir la chute des grappes de commande.
Le combustible des réacteurs AGR est fabriqué à Springfield (Westinghouse). Un contrat en sécurise l’approvisionnement jusqu’à l’échéance prévue de l’exploitation des derniers AGR.
Après des ruptures de gaines répétées, exigeant même de limiter la puissance d’un réacteur, le problème semblait réglé et aucun AC inétanche n’avait été constaté depuis trois ans. En 2023, 7 ont été détectés, dont 5 dans un même site. Pour en comprendre la cause, des examens seront menés à Sellafield lorsque la puissance résiduelle des AC aura baissé. En attendant, la puissance des réacteurs concernés sera progressivement diminuée en fin de cycle.
Les déchargements et rechargements d’AC à Torness et à Heysham 2, désormais effectués tous les trois à quatre mois, réacteur à l’arrêt et dépressurisé et non plus en continu et en puissance, sont stabilisés après une forte perturbation de l’organisation.
La fuel route, objet de plans de fiabilisation, demeure sensible. Une erreur humaine a provoqué la chute d’un panier de manutention de combustible, heureusement vide, en piscine. Un manque de cadence de la fuel route a ralenti le defueling (déchargement définitif) d’un AGR. Celui de Dungeness B a commencé, en température et en pression pour ménager les matériaux. Je salue la performance d’Hunterston B qui a déchargé, sans incident et en 18 mois, le premier réacteur.
Le Groupe a pris le virage stratégique de se mettre davantage au diapason des produits utilisés à l’international. Les feuilles de route prévoient par exemple d’adopter des grilles intermédiaires de mélange (GIM) et le combustible de nouvelle génération de Framatome, GAIA.
Les GIM améliorent le refroidissement en mélangeant mieux les veines d’eau le long des crayons et font progresser la sûreté. Transitoirement, il faut justifier la coexistence d’AC avec et sans GIM. J’estime que certains conservatismes pourraient être réexaminés pour justifier les cœurs mixtes car il s’agit d’une situation temporaire en vue d’une amélioration de sûreté.
Le squelette de GAIA, plus rigide, a été conçu pour limiter les déformations d’AC. Ses grilles plus résistantes doivent garantir l’absence de flambage sous les chargements les plus sévères (dont les séismes extrêmes). Les ressorts de grille emboutis dans le feuillard et non rapportés par soudage éliminent le phénomène de rupture de ressorts. L’embout inférieur protégera encore mieux l’AC des corps migrants et du fretting, etc.
En vue du plus long terme, les premiers AC d’E-ATF (Enhanced Accident Tolerant Fuel) seront testés en réacteur. Le revêtement de la gaine en chrome vise à la rendre plus robuste en condition accidentelle. Du chrome pourrait aussi être ajouté aux pastilles afin de mieux y emprisonner les gaz de fission ; son opportunité industrielle doit toutefois être évaluée car il ralentit les cadences de recyclage.
Définir les plans de chargement, mener et interpréter les essais physiques et les cartes de flux neutronique, calculer les paramètres du système de protection mobilisent des procédures rigoureuses, des outils de calcul opérationnels et de solides connaissances en physique des cœurs. C’est, en France, le rôle de GECC au niveau central et des IECC dans les CNPE, au Royaume-Uni, des NSG des sites. Les parcours et compétences sont solides et les rôles clairs et reconnus. La DT et la R&D appuient GECC pour développer les outils génériques et traiter de cas atypiques.
Il faut veiller aux ressources de GECC car la définition et la justification des plans de chargement tendent à se sophistiquer. Si ceux-ci suivent en général un plan type (ou gestion), caractéristique du palier et de son combustible (par exemple MOX), des adaptations sont souvent nécessaires. Plusieurs facteurs ont conduit à multiplier les solutions cousues main : difficultés techniques, problèmes de livraison de MOX, changements du placement des arrêts (donc des longueurs de campagne) à la suite du Covid, des prolongations de visites décennales (VD) ou de la corrosion sous contrainte, exigences de démonstration supplémentaires issues des VD4. Le dossier générique Variabilité des recharges, qui permet de charger 4 ou 8 AC neufs en plus ou en moins, est de ce point de vue une réussite.
Les marges des cœurs sont solidement suivies. Certains estiment que l’on « empile les conservatismes » ou que la France « prend seule en compte l’interaction pastille-gaine ou les lames d’eau ». Ces phénomènes ne peuvent pas être ignorés sauf à convenir qu’ils sont couverts par les marges. Le moment me semble venu de réexaminer la chaîne des hypothèses et conservatismes, dans un souci de relégitimer l’équilibre des justifications de sûreté et de le partager entre tous les acteurs.
Les équipes de manutention du combustible rencontrées dans les CNPE sont compétentes. Les formations initiales sont solides, à l’UFPI (Unité de professionnalisation pour la performance industrielle), au CETIC (Centre d’expérimentation et de validation des techniques d’intervention sur chaudière nucléaire à eau) et chez les constructeurs ; le compagnonnage est organisé. Mais les viviers sont étroits, les effectifs sans marges, les GPEC (gestion prévisionnelle des emplois et des compétences) tendues.
Les services du combustible et de la maintenance restent souvent cloisonnés et le niveau de la maintenance est hétérogène. Internaliser une part de la maintenance aide à s’approprier les matériels, entretenir les compétences, piloter les prestataires et répondre aux aléas.
S’il demeure quelques incidents, dont le REX est partagé, les progrès sont tangibles : seulement deux événements en 2023 (des marquages de trous S), un plus bas historique, de meilleurs examens télévisuels (mais le déploiement de caméras HD est lent), des cadences de chargement et déchargement tenues.
J’ai observé à Flamanville 3 qu’une équipe de l’exploitant est depuis la phase de chantier chargée des moyens de manutention et de levage. Elle s’approprie ainsi les matériels et prépare l’exploitation. Le projet Hinkley Point C HPC suit la même voie et l’équipe concernée se rend régulièrement à Flamanville. Je suggère que le projet EPR2 s’inspire de cette bonne pratique et l’élargisse à d’autres systèmes.
Au plan national, les programmes de maintenance sont désormais mis à jour sur un « plateau flash » rassemblant services centraux, ingénieries et constructeurs ; c’est une bonne pratique. Mais l’obsolescence affecte de nombreuses pièces : heureuse initiative, leur inventaire est en cours. Si j’ai rencontré des gens engagés et si des progrès ont été faits, des problèmes résolus, la fiabilité améliorée, il s’agit surtout de réactions au cas par cas. Les moyens manquent dans ce domaine et des matériels de manutention du combustible restent en souffrance. Il faut investir davantage, développer une vision de long terme et engager un plan de rénovation.
Accéléré comme moyen de souveraineté énergétique en réponse au premier choc pétrolier, le programme nucléaire français se révèle tout aussi adapté à la suite du choc gazier dû à la guerre russo-ukrainienne, contrairement à l’Energiewende allemande qui supposait l’accès au gaz russe bon marché (cf. chapitre 1).
Cette souveraineté suppose l’accès à certaines matières premières et c’est la mission de la DCN d’en assurer la sécurité par un portefeuille diversifié d’approvisionnements à long terme et par des stocks. Seules des quantités limitées de matières premières stratégiques sont nécessaires au nucléaire. Ainsi, l’uranium ne représente que quelques pourcents du coût de l’électricité. Une augmentation du prix de l’uranium n’affecte que très marginalement le coût de l’électricité alors qu’il accroît les réserves géologiques exploitables et suscite des projets miniers. Diversité des pays producteurs et stocks permettent de faire face sans réelle inquiétude aux crises russe et nigérienne.
Le nucléaire ne figure pas dans les sanctions contre la Russie et les approvisionnements de la France en dépendent peu, contrairement à ceux des États-Unis.
L’approvisionnement en demi-produits (lingots, barres, etc.) et en matières premières autres que l’uranium est également bien piloté par la DCN. En particulier, la pandémie l’a conduite à surveiller plus étroitement l’ensemble de la chaîne d’approvisionnement et à systématiser les doubles sources.
Parmi les sujets opérationnels en cours concernant le combustible MOX, je retiens :
Si les études du comportement du MOX-MR en situation accidentelle sont encourageantes, il me semble nécessaire de donner davantage d’accent aux questions de réactivité, notamment en cas de vidange.
Engendré par absorption neutronique de l’U238, le Pu239, fissile, produit à son tour des réactions nucléaires. Ainsi, dans un cœur d’AC à l’U235, la fission du plutonium produit environ un tiers de l’énergie. Au dernier déchargement après trois ou quatre cycles, le combustible contient encore 1% d’U235 et du Pu239. Ils peuvent être réemployés, le premier sous forme d’URT, le second de MOX.
La physique impose des limites au recyclage du Pu dans les REP : l’irradiation accroît la proportion d’isotopes pairs (Pu240, Pu242) qui ne sont pas fissiles en REP (spectre thermique) alors qu’ils le sont en réacteur à neutrons rapides RNR (spectre rapide). On dit qu’il y a dégradation du
« vecteur isotopique » du Pu. Compenser cette dégradation suppose d’augmenter la teneur en Pu ou en U235, ou la taille des recharges (stratégie retenue). Comme les isotopes pairs deviennent fissiles en cas de vidange du cœur (spectre rapide), accroissant la réactivité, des limites de sûreté doivent être fixées.
La réflexion est engagée sur l’avenir des usines Orano de l’aval du cycle (La Hague, Melox), leur Grand Carénage et leur remplacement. Sa nécessité est actée au plus haut niveau des entreprises et de l’État. Ce virage confirme à long terme la stratégie de fermeture du cycle qui nécessitera aussi un plan de développement de RNR.
L’évaluation des besoins d’entreposage des combustibles usés s’est précisée selon différents scénarios et un jeu d’options est au stade des études d’ingénierie ou de l’industrialisation : densification des piscines de La Hague, entreposage à sec, piscine centralisée d’EDF, augmentation de la taille des recharges de MOX, moxage de réacteurs supplémentaires, etc.
Au Royaume-Uni, le combustible usé des AGR est stocké à Sellafield et celui de Sizewell B sur site, en piscine et dans un entreposage à sec qui doit progressivement atteindre son régime de croisière.
Devant les difficultés récurrentes et les questions d’obsolescence qui affectent les moyens de manutention du combustible et compte tenu des perspectives de durée de fonctionnement du parc, je recommande au directeur de la DPN de mettre en œuvre un plan global de rénovation de ces moyens.
La maîtrise de la réactivité exigeant la plus grande rigueur, je recommande au directeur de la DPN de renforcer la surveillance et le contrôle des manœuvres touchant à la réactivité, en établissant un standard comparable aux pratiques internationales.
RECOMMANDATIONS |
Devant les difficultés récurrentes et les questions d’obsolescence qui affectent les moyens de manutention du combustible et compte tenu des perspectives de durée de fonctionnement du parc, je recommande au directeur de la DPN de mettre en œuvre un plan global de rénovation de ces moyens.
La maîtrise de la réactivité exigeant la plus grande rigueur, je recommande au directeur de la DPN de renforcer la surveillance et le contrôle des manœuvres touchant à la réactivité, en établissant un standard comparable aux pratiques internationales.