Des compétences au bon niveau sont le socle de la sûreté.
Les nombreux recrutements liés au nouveau nucléaire et au renouvellement générationnel doivent s’opérer sur une base solide apte à transmettre savoir, savoir-faire et savoir-être.
L’implication managériale, l’engagement des collectifs et le niveau d’exigence sont à renforcer.
La France et le Royaume-Uni ont fait le choix de conserver le nucléaire dans leur mix énergétique. Dans un contexte de développement du nouveau nucléaire, ils sont confrontés au maintien d’un socle de compétences.
Le Groupement des industriels français de l’énergie nucléaire (GIFEN) estime à 100 000 les recrutements à réaliser dans les dix prochaines années. Selon la Nuclear Industry Association (NIA), la main-d’œuvre de l’industrie nucléaire britannique doit passer de 77 000 à 200 000 personnes d’ici à 2050. Ces perspectives marquent une ambition et confèrent une responsabilité à tous les acteurs du nucléaire, à commencer par l’exploitant. Comment attirer, intégrer, former, fidéliser dans une filière longtemps boudée ?
La réponse du défi majeur du quantitatif réside aussi, de mon point de vue, dans le qualitatif. Notre façon de recruter, former et aménager des parcours professionnels valorisants doit répondre à la charge de travail à court et moyen termes. Elle garantira aussi notre permis d’exploiter dans le futur. Nous ne pouvons faire l’économie d’une réflexion sur la spécificité de la filière nucléaire : technicité, exigence et culture de sûreté. J’appelle chacun à ne pas transiger et à questionner les bonnes et mauvaises habitudes.
L’Université des métiers du nucléaire (UMN), créée en 2021, est l’une d’entre elles. En fédérant les acteurs de la filière nucléaire, de la formation et de l’emploi, l’UMN rend visible l’offre de formation, facilite l’adéquation entre l’offre et la demande, met en relation les acteurs nationaux et locaux, promeut les métiers et l’attractivité de la filière. Des dispositifs concrets voient le jour : portail Internet Mon avenir dans le nucléaire, campus régionaux (celui de Normandie me semble une référence), bourses. J’appelle les responsables du projet, au-delà de la qualité des contenus, à challenger le niveau d’exigence des formations labellisées. Le label nucléaire doit être synonyme d’excellence.
Je note aussi une volonté de recruter de nouveau dans toute la plage de qualification, en visant les collèges exécution à la DPN (Division production nucléaire) et maîtrise à la DIPNN (Direction de l’ingénierie et des projets du nouveau nucléaire). Cette orientation encourage des parcours professionnels riches, fondés sur une expérience d’intervention et l’exercice pratique de différentes responsabilités.
Je trouve également bénéfique pour le Groupe de recruter du personnel d’autres secteurs industriels afin de bénéficier de leur expérience sans paupériser le reste de la filière. A cette fin, il faut veiller à ce qu’une excessive complexité des modes de travail ne nuise à notre attractivité.
Les mobilités entre les entités du Groupe sont essentielles. Au fil de mes visites, j’observe en 2023 un système qui se rigidifie. Cela se manifeste par des parcours croisés trop peu nombreux entre DPNT et DIPNN, un contingentement par origine des effectifs d’Edvance qui pénalise l’apport d’expérience, la difficulté à orienter une part du personnel de construction de Flamanville 3 vers l’exploitation ou d’autres chantiers. Concevoir des réacteurs favorisant la sûreté en exploitation nécessite d’irriguer les projets du nouveau nucléaire avec des compétences d’exploitant (cf. chapitre 4).
Bâtir des parcours croisés entre ingénierie d’exploitation et sites, entre Framatome et centres d’ingénierie, entre UFPI et entités de production et d’ingénierie, ou entre entités françaises et britanniques, favorise le transfert d’expérience et de bonnes pratiques. Le Groupe doit s’adapter au monde de l’entreprise en quittant un modèle de gestion de stock au profit d’un modèle de gestion de flux. Fidéliser ne passera plus seulement par un statut mais par un parcours valorisant. La réorganisation de l’ingénierie ne doit pas manquer l’occasion d’encourager les parcours croisés et de fixer, dès le départ, les conditions favorables au décloisonnement.
Les perspectives des sites britanniques sont diverses : exploitation à long terme du REP de Sizewell B, fonctionnement des AGR de Torness et Heysham 2 jusqu’en 2028, Hartlepool et Heysham 1 jusqu’en 2026, déchargement des autres réacteurs AGR pendant trois à cinq ans avant leur transfert à Nuclear Restoration Services (ex-Magnox), développement des ingénieries corporate et projets Hinkley Point C et Sizewell C.
Malgré les arrêts définitifs de réacteurs AGR, Nuclear Operations a lancé une campagne de recrutement pour maintenir les bases de compétences dans les sites et aussi dans les services centraux. Heysham 2 renouvelle ainsi près de la moitié de son personnel en cinq ans et Dungeness, malgré la mise à l’arrêt de ses deux réacteurs, continue à recruter pour former des opérateurs. Le maintien et le développement des compétences constituent l’un des quatre axes prioritaires (cornerstones) de la flotte. Ils s’appuient sur la méthode Systematic Approach To Training.
La conduite dispose de programmes éprouvés de formation initiale et continue. Les programmes d’habilitation et de renouvellement de licence (tous les trois ans) des chefs d’exploitation (CE), superviseurs et opérateurs sont solides. Chaque équipe de quart bénéficie d’une semaine de formation toutes les six semaines, incluant exercices sur simulateur et cours en salle. Le CE y participe, ce qui lui permet d’évaluer les performances individuelles et collectives. Le programme Line of Sight to the Core de l’INPO (Institute of Nuclear Power Operations) a contribué à améliorer l’efficacité de ces semaines de formation.
Les instructeurs sur simulateur sont des opérateurs expérimentés ou des superviseurs. Ils conservent leur habilitation et doivent pour cela effectuer un minimum de dix quarts dans l’année. Afin d’accroître la robustesse et la souplesse de fonctionnement des équipes de quart, des rôles d’upgrader ont été créés : certains opérateurs sont formés et qualifiés pour remplacer des superviseurs, de même certains superviseurs pour remplacer des CE.
Bien que les techniciens bénéficient d’une formation structurée et de dispositions d’habilitation, celles-ci ne sont pas aussi étendues que celles du personnel de conduite. La maintenance recrute des apprentis ou directement du personnel expérimenté. Pour les premiers, la formation et l’habilitation sont structurées sur quatre ans, tandis que pour les techniciens recrutés à l’extérieur la première habilitation repose sur une combinaison de formations et d’observations en situation de travail. Des fiches de qualification par métier et des fiches de compétences par matériel cadrent leur formation. Des formations et des recyclages périodiques garantissent que les techniciens maîtrisent les évolutions des pratiques de maintenance et que les éventuelles lacunes identifiées, par exemple en cas de non-qualité, sont traitées.
L’apprentissage reste une voie privilégiée de recrutement à EDF Energy dans les métiers de maintenance. Ce programme très structuré, avec des critères de réussite bien définis, favorise l’embauche de tous les apprentis à l’issue des quatre ans de formation.
Il débute par deux ans d’études dans une école interne, la Nuclear Skills Alliance, et se poursuit par deux ans de formation et d’expérience pratique sur le terrain. Malgré l’entrée progressive des réacteurs AGR en phase de déchargement et démantèlement, ce programme continue à former des apprentis dont les sites ont toujours besoin.
Le programme START 2025 repositionne le management des compétences comme un des principaux leviers de performance. Ses convictions sont pleines de bon sens, trois en particulier ont retenu mon attention.
Réaffirmer le manager comme garant des compétences de son équipe est essentiel. Je constate trop souvent une désaffection du management pour les séances d’entraînement qui permettent pourtant d’apprécier les compétences individuelles ou collectives. Les Appuis formation compétences des services conduite (AFCOs) mis en place pour décharger le chef de service et les CE des contraintes administratives se sont substitués à ces derniers, y compris en séance d’évaluation sur simulateur. La présence du manager y est pourtant obligatoire car il engage sa responsabilité en délivrant l’habilitation.
Réinstaurer des rituels internes à chaque équipe est un autre pilier du projet Compétences. Parmi ces rituels, certains relèvent du manager comme les comités compétences. J’estime que le jour de reprise de quart (J) à la conduite devrait être consacré à la formation et à l’entraînement. D’autres rituels relèvent selon moi de la vie du collectif : préparation aux planches techniques, formations dispensées spontanément, approfondissement des dossiers de système élémentaire et schémas mécaniques, utilisation libre du simulateur. Les nouvelles technologies (e-learning, simulateurs numériques, etc.) peuvent être précieuses pour moderniser les rituels et les adapter aux nouvelles générations. Je salue la décision d’équiper tous les services de conduite de simulateurs numériques Saturne.
Professionnaliser au contact de la machine est une ambition du projet qui me tient à cœur. La ré-internalisation de certaines activités de maintenance est un facteur très positif de réappropriation de la machine. La « fierté du faire » met les équipes dans une nouvelle dynamique de propriétaire. J’encourage à poursuivre la démarche et réitère mon propos d’assurer une cohérence à terme dans les choix effectués d’un site à l’autre et de maintenir cette stratégie dans la durée.
Les leviers sont bons mais un changement d’esprit doit s’opérer. En plus d’être la responsabilité du manager, le développement des compétences devrait être la préoccupation de chaque salarié et de son collectif de travail. Des salariés engagés dans leur professionnalisation, une équipe garante de ses compétences ne se décrètent pas. L’émulation viendra des valeurs de l’équipe : un échec individuel à une planche ou une moindre performance à une évaluation devraient être vécus comme un échec collectif. J’invite donc toutes les équipes françaises et britanniques, chacune avec ses forces et ses faiblesses, à se réapproprier le sujet des compétences. Quant aux managers, ils doivent fixer le niveau d‘exigence et laisser les marges de manœuvre nécessaires.
A Bugey, l’équipe chaudronnerie travaille depuis plusieurs années à la ré- internalisation d’activités dans les domaines du soudage, des capacités et des supportages. Concernant le soudage, l’équipe intervention s’est concentrée sur l’obtention des qualifications, à l’Institut de soudure, pour des soudures bout à bout et par emboîtement. Un programme spécifique d’activités à réaliser en interne est établi pour chaque arrêt. L’équipe commence également à préparer un programme pluriannuel. Comme dans d’autres sites, cette stratégie de ré-internalisation s’intègre dans un parcours professionnel où les intervenants, forts de ces bases techniques, pourront ensuite évoluer dans différents rôles : chargés de surveillance, préparateurs méthodes, chargés d’affaires ou managers.
La croissance des effectifs de l’ingénierie met en difficulté les rituels historiques d’intégration et de montée en compétence « au contact ». Pour y répondre, de nouveaux parcours d’intégration alliant sensibilisation et formation Savoirs communs (SCIN) ont été mis en place. Des immersions sont parfois réalisées dans les sites de production et des parcours de formation propres à certains métiers ont vu le jour.
Néanmoins, la charge de travail, le manque de capacité d’accueil ou les contraintes budgétaires empêchent ces approches d’atteindre la robustesse attendue. Il est essentiel de garantir à chaque jeune ingénieur, à sa prise de poste, l’acquisition des bases du métier, du fonctionnement des réacteurs et de la culture sûreté. Il faut pour cela être plus systématique dans le parcours initial de formation, incluant obligatoirement une mission sur site. Le parcours Integrall, mis en place en 2023 par la Direction technique de Framatome, constitue un exemple prometteur.
La question se pose d’instaurer à l’ingénierie, comme chez l’exploitant, une habilitation sûreté nucléaire gage de l’acquisition des fondamentaux. L’UTO (Unité technique opérationnelle) l’a fait et Edvance en a jeté les bases. La certification sûreté-qualité (ISO 19443) de l’organisation reste complémentaire.
Le programme Integrall vise à favoriser le recrutement et l’intégration des jeunes ingénieurs de la Direction Technique de l’Ingénierie (DTI) de Framatome.
Une promotion de quarante d’entre eux a suivi pendant dix semaines, à partir d’octobre 2023, un cursus pour approfondir leurs connaissances de physique, du nucléaire, de Framatome, de la DTI et de ses installations. Ils réalisent ensuite pendant six semaines des études de cas spécifiques à leur futur métier afin d’être plus rapidement opérationnels. Une centaine de jeunes ingénieurs devraient suivre ce programme en 2024.
Au-delà du défi d’ensemble, la croissance des effectifs de certains collectifs est inédite. J’ai pu le constater dans une équipe du nouveau nucléaire dont l’effectif de 20 personnes en 2022 devrait passer à 50 fin 2023 et doubler encore d’ici fin 2024. Préserver les équilibres entre les nouveaux entrants, le noyau dur des référents, voire les sous- traitants, est un véritable défi. S’y ajoute parfois la difficulté d’avoir des effectifs répartis sur différents sites.
Les directions sont conscientes de ce risque et, au-delà de l’instrumenter et de développer des plans d’action, ont commencé à mettre en place des structures pour y remédier. C’est le cas à Edvance avec la création d’une Autorité technique regroupant des experts au niveau de chaque service. Cela apporte du recul et permet de reprendre le pilotage technique métier (animation métier).
Néanmoins, j’appelle à revenir au bon sens : face au défi de croissance et à la pression des projets, il faut garder des tailles d’équipes raisonnables garantissant la maîtrise technique d’ensemble. Leur efficacité à terme viendra de la solidité acquise dans cette période de refondation de la filière.
Les bâtisseurs du nucléaire n’ont eu d’autre choix que d’apprendre : les systèmes étaient nouveaux, la culture de sûreté nucléaire était à inventer, l’acquisition des compétences a été faite au plus près de la machine au travers des essais de démarrage et des dépannages. Le passeport pour l’accès aux responsabilités supérieures passait de façon incontournable par la réussite de planches exigeantes, le manager étant d’abord un référent technique.
Depuis, notre industrie s’est beaucoup processée. Si des évolutions pour réassurer le geste de l’intervenant étaient nécessaires, n’a- t-on pas baissé la garde sur le socle de compétences attendues (cf. chapitre 2) ?
L’augmentation du nombre de postes et la mise en tension des tableaux de succession, en particulier à la conduite, ont pu créer un système où devant créer des vocations, nous avons été tentés d’agrandir les mailles du filet. Le ratio nombre de candidats / nombre de places, de l’ordre de cinq contre un dans le passé, a été parfois inversé à un contre deux ces dernières années. Le remplacement progressif des managers choisis pour leur technicité par des managers choisis pour leur leadership a aussi contribué, en France et au Royaume-Uni, à passer à un système où la connaissance des règles prenait le pas sur la connaissance technique du métier. Pourtant le bon manager doit s’appuyer sur un socle technique suffisant, pas forcément d’expert, et un vrai leadership. Si ce que l’on ne sait pas peut (et doit) s’apprendre, ce que l’on n’est pas est cependant plus difficile à améliorer, mais on peut y travailler pour le devenir.
J’invite donc les responsables de la maintenance, de la conduite et de l’UFPI à se réinterroger. Les formations ont besoin d’une barre d’exigence placée au bon niveau, non pour écarter, mais pour mieux stimuler et, in fine, intégrer et créer de la confiance réciproque.
La gestion des compétence des unités est largement partagée avec l’UFPI. Après la visite des sites, des centres d’ingénierie et de l’UFPI, je suis convaincu que la relation entité-UFPI ne peut se limiter à une simple sous-traitance : elle mérite d’être repensée selon une logique d’engagement sur le niveau.
La relation clients-fournisseurs s’appuie sur un contrat. Elle se satisfait de la conformité aux process et de verdir les tableaux de bord. La relation partenariale vise au meilleur, renforce les comportements vertueux et crée les conditions de confiance pour aussi se dire les choses quand elles ne vont pas. Il n’est plus question de respect de contrat mais d’apprendre et de s’améliorer ensemble.
D’après Tal Ben-Shahar, professeur à Harvard, « si l’on n’apprend pas à échouer, on échoue à apprendre ». L’entraînement sert à ça et permet d’éviter l’échec à l’examen qu’une forme de pudeur a remplacé par le terme de non-validation. Le bon relationnel s’en trouve renforcé mais l’objectif de performance n’est pas atteint. Contrairement à une tendance de fond de notre société, le nucléaire ne se satisfait pas d’un niveau standard : il tend à l’excellence. Si le niveau requis n’est pas atteint, suspendre l’habilitation est un principe de mise en sécurité individuelle et collective. C’est un acte de management.
Dans un contexte de rajeunissement et de recrutements massifs, je recommande aux directeurs du Groupe de faire effectuer à tout nouvel entrant à l’ingénierie et dans les projets, dès son arrivée, un parcours de formation garantissant :
et d’envisager un système d’habilitation.
Les compétences formant le socle de la sûreté, je recommande au directeur de la DPN en lien avec l’UFPI de renforcer le niveau d’exigence vis-à-vis :
et de dynamiser les rituels de formation interne aux équipes.
RECOMMANDATIONS |
Dans un contexte de rajeunissement et de recrutements massifs, je recommande aux directeurs du Groupe de faire effectuer à tout nouvel entrant à l’ingénierie et dans les projets, dès son arrivée, un parcours de formation garantissant :
et d’envisager un système d’habilitation.
Les compétences formant le socle de la sûreté, je recommande au directeur de la DPN en lien avec l’UFPI de renforcer le niveau d’exigence vis-à-vis :
et de dynamiser les rituels de formation interne aux équipes.